• Un peu dans le désordre, des textes que j'avais omis de copier dans ce blog

    Le roman familial : un personnage

     

    Ses yeux bleus pouvaient prendre des tons de tendre porcelaine ou la noirceur de l’orage. Il pouvait être câlin, rieur, ou tellement refermé qu’on osait à peine lever les yeux sur lui, encore moins lui adresser la parole. Si cela devait tout de même se produire pour les nécessités professionnelles ou domestiques, aucun son articulé ne sortait de sa bouche pincée. A peine un grognement ou un signe de tête derrière le comptoir,  lorsque ma mère se hasardait à demander si la commande réclamée par Untel était arrivée ou, à table, s’il reprendrait des pommes de terre.

    Enfant, je l’ai adoré. Adolescente, je l’ai haï. Aujourd’hui, je le pleure.

     

    Roman familial : une époque

     

    On l’avait déposée devant le haut portail de l’école, dans son tablier à carreaux roses et blancs boutonné dans le dos. La force d’une main inconnue l’avait arrachée à la main de sa mère et tirée dans la cour. Au milieu de la marée d’enfants qui couraient et se bousculaient en criant, elle se cramponnait comme une naufragée à la poignée de son cartable imitation cuir. A ce moment-là, elle oubliait pourtant les trésors qu’il contenait. Le cahier vert et son buvard à l’enseigne d’une marque de chocolat, le plumier de bois décoré de fleurs et dont le couvercle tournait sur lui-même pour découvrir une gomme rose et bleue, un crayon rouge, un taille-crayon en forme de chien, et le plus beau de tout : un long porte-plumes de bakélite claire muni d’une minuscule loupe. Y poser l’œil permettait de voir un bateau sur la mer. C’était sans doute cela qui avait fini par lui faire accepter de prendre le chemin de l’école. La dame de la papeterie avait étalé sur son comptoir un assortiment d’outils d’écoliers multicolores et annoncé d’un air émerveillé : « du plastique ! les enfants de maintenant ont bien de la chance !».  Avec un sourire prometteur, elle avait ensuite échafaudé pour la fillette un projet d’avenir intéressant : «  Quand tu sauras écrire, tu pourras avoir aussi cela… » D’un tiroir caché sous la caisse, elle avait sorti une boîte dans laquelle étaient alignés des sortes de crayons translucides qui laissaient entrevoir en leur milieu de fins tubes bleus ou rouges. Elle avait alors tracé avec l’un d’eux des gribouillis sur une feuille et invité la petite fille à faire de même : les traits avaient l’air de courir tout seuls, sans avoir besoin de tremper la plume dans l’encrier, comme elle redoutait d’avoir à le faire. «  Cela s’appelle un stylo-bille, c’est tout nouveau, et avec ça, on ne fait plus de pâtés » avait dit la dame en la regardant d’un air supérieur. Des pâtés ? Pourtant, elle aimait bien en faire sur la plage. C’est encore loin, la mer ?

     

    Autour d’un tableau de Hopper

     

     C’est quoi la fin d’après-midi ? Le soleil se prépare déjà à disparaître derrière la maison d’en face,  les murs prennent des tons dorés, le vent du soir commence à soulever le rideau de la fenêtre et les plis de ma robe. De l’intérieur, grand-mère vient de crier que le pilier du porche est fatigué de me soutenir et que mes jambes vont bientôt prendre racine. Cette fois-ci pourtant, je suis sûre qu’il va surgir dans sa voiture décapotable, sauter souplement par dessus la portière, me serrer longuement dans ses bras, chercher la fraîcheur de ma bouche.

    Il ne m’emmènera pas dans l’un de ces cafés où des hommes et des femmes noient leur solitude sous des néons blafards, ni dans  l’une de ces chambres où les draps semblent des suaires, pas même dans l’une de ces maisons plantée au milieu de nulle part.

     

    Ensemble, nous fuirons l’univers hopperien. 

     

     

     

     

     

    Déchirures (en fragments)

     

    Minuscule poupée blonde, boule de douceur serrée contre moi sur la balançoire de notre enfance. 

    Balançoire abandonnée, cassée, rouillée, jetée.

     

    Enfants en maillot jouant avec les vagues. Adolescentes rieuses, fières de leur robe gonflante et de leurs cheveux crêpés. Couple enlacé, tendres regards.

    Clichés jaunis, pages écornées, arrachées, perdues. Photo déchirée en son milieu : la mariée reste seule à sourire dans ses voiles.

     

    Yeux clos, lit de fleurs blanches. Plus jamais les rires, les chuchotements, les confidences, les promesses, les partages. Plus jamais l’enfance. Plus jamais la vie.

     

    Au cabanon

     

    Depuis la restanque supérieure qui flanque la modeste maison chargée d’années et de souvenirs, la vue sur le vert massif de la Sainte Baume se faufile à travers un épais fouillis végétal. Hautes herbes ondulant sous la brise, amandiers croulant sous les coques encore fraîches, chênes à la ramure dévorée de soleil. Dans le grand pin, une cigale lance une première trille, bientôt suivie par une autre, et une autre encore. Brève répétition avant les symphonies du plein été. Le silence rétabli est aussitôt habité par un lointain appel de coucou et, plus proche, un puissant bourdonnement. Des parois éventrées d’un meuble abandonné monte le halo de centaines de particules lumineuses se croisant dans un désordre frénétique. Si on y regardait de plus près… Mais non, mieux vaut passer discrètement son chemin, ça pique. 

     

    Un visiteur au cabanon

     

    Assis au bord de la restanque comme il l’a toujours fait, Victor surveille l’entrée. Depuis combien de temps ne s’étaient-ils pas revus ?  Il finit par se lever et s’approche lentement du portillon. Plaisir de fouler l’allée récemment débroussaillée, craquante d’herbe sèche et d’aiguilles de pins. Souvenir des cavalcades d’enfance et d’interdits délicieux à transgresser : ne pas franchir la clôture, ne pas grimper dans le gros chêne, ne pas aboyer pour taquiner le chien du voisin. Le chien est mort depuis longtemps et il est maintenant bien vieux, l’ancien voisin. Aujourd’hui, il a quitté sa maison de retraite, s’est fait déposer par son fils un peu plus bas pour le plaisir de faire seul la dernière montée. Il n’aurait pas dû. Ce n’est pas les jambes qui lui manquent, non, c’est la douceur du passé. La colline et ses murets de pierres sèches colonisés par des villas sans âme. Les genêts qui illuminaient le chemin, remplacés par des grillages, des haies taillées au carré. La terre et les pierres recouvertes par un noir bitume. Les écureuils qui sautaient d’arbre en arbre désormais chassés par les voitures et les chiens qui hurlent méchamment dans chaque propriété. 

    Pourtant, une fois poussé le vieux portillon à peine plus vermoulu qu’antan, la magnificence intacte de la colline s’offre à lui. Au fond de l’allée, le même cabanon, son toit de tuiles moussues, la porte ouverte sur la fraîcheur de la cuisine. Et la chaleureuse accolade de son vieil ami, la voix émue.  « Allez Pierrot, on va boire l’apéro ».

     

     


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