• Partir du réel pour entrer dans l'étrange

     

    Les dossiers s’étaient accumulés, la plupart insolubles. Le téléphone saturé. Le chef de service de mauvaise humeur. Le chauffage en panne, tout comme la machine à café.

    Au moment où elle referme la porte sur cette journée calamiteuse, une libellule plane devant elle et se pose sur la jardinière du bar voisin. Elle n’en a jamais vue d’aussi grande, aussi gracieuse, aussi colorée. Des nuances de mauve, de bleu, de rose, se mêlent au vert habituel des ailes diaphanes. Vite une photo. Elle fouille en vain le fond de son sac, en renverse le contenu dans l’herbe, entend un rire moqueur, lève les yeux sans voir personne. Derrière l’arbre peut-être. L’arbre ? Il y avait un chêne sur la place ? Elle n’y avait jamais prêté attention, pensant plutôt à un petit olivier. Et l’herbe ? Là, elle se rappelle bien des pavés irréguliers. Elle s’y était même tordu un pied. Ils auraient donc décidé de végétaliser la ville ! Arrivée en courant ce matin, elle n’avait pas regardé autour d’elle. La rue qu’elle emprunte maintenant est devenue chemin de terre bordé d’arbustes et de plantes sauvages. La libellule  y semble à son aise, voletant de fleur en fleur.  Tout au bout : la mer. Le bouleversement climatique s’est-il brutalement accéléré, pour avoir effacé la bande côtière ? « Par ici » entend-elle : une petite voix tombée du mat d’un bateau. Là-haut, la libellule lui fait signe en battant doucement des ailes. Sur le pont, chats, chiens, lapins, écureuils, sont à la manoeuvre. Deux ratons laveurs nettoient la proue, révélant le nom écrit en lettres multicolores : « La belle vie ». Elle embarque sans plus s’interroger. 

     

    Les cinq sens et les plaisirs du corps : le toucher 

     

    Agréable

    Il la soulève, la couche sur la table, la foule à pleines mains, la redresse, enfonce ses doigts dans la fraîcheur humide, encercle la taille, palpe les hanches, le ventre, presse délicatement un sein puis l’autre, laisse errer sa paume sur ces formes rondes, ce grain lisse et soyeux, entoure le visage de ses deux mains en coupe, caresse du pouce les paupières closes. Il saisit un drap humide pour la recouvrir. Demain, il modèlera les cheveux.

     

    Désagréable

    Premières pluies après la sécheresse de l’été, chemin détrempé. A la cave, les vieux sabots abandonnés depuis le printemps. Premier contact dur et froid du bois et du cuir contre le pied nu qui s’enfonce avec précaution. Au bout, une masse élastique se tasse sous la pression. Vieille chaussette oubliée ? Le pied recule, se pose sur le sol granuleux pendant que la main avance, saisit, extirpe cette douceur trompeuse : une souris en décomposition.

     

    Les sons

     

    Emotion provoquée par une musique

    -  Ouh là, ça craint ! 

    Nicolas se penche pour tourner vivement le bouton de l’auto-radio et soupire de soulagement au déferlement de sons suivant.

    -   Non, non, reviens à la station précédente. 

    Nouveau soupir, exaspéré cette fois, mais retour de la voix suave. Pas besoin de fermer les yeux (surtout au volant) pour me retrouver dans le café miteux dont nous sommes les seuls clients. Il vient de glisser une pièce dans le juke-box, me tend la main, m’enlace. Ce n’est plus contre le volant que je me serre, mains tremblantes, jambes qui se dérobent, cœur battant la chamade comme si je sentais encore sa joue douce et chaude contre la mienne, ses cheveux longs qui effleurent mon front. Je peux même respirer son Eau de Cologne qui m’imprègne tout entière. « Elles te feront un blanc manteau, les neiges du Kilimanjaro, elles te feront… où tu pourras dormir, dormir, bientôt ».

    -  Waah ! tu vas pas t’endormir sur ce truc ringard, hein, ça va bien la nostalgie ! C’était papa, au moins ? 

     

     

     


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