• L'enfant aux bouteilles

    C'était l'une de ces belles soirées d'après guerre. L'air était redevenu léger et incitait à traîner dans les rues de ce quartier populaire. Le fracas du rideau métalique que le droguiste venait de faire tomber d'un coup rappela Petit Pierre à la réalité. Il arrêta de fanfaronner devant les filles avec ses deux bouteilles de Bon Vin Joséti  et reprit le chemin de la maison d'un pas martial. Quelques minutes plus tard, il allait rater le trottoir en se retournant pour voir si elles le regardaient, et le 12° allait rougir l'eau du caniveau et embaumer cette soirée printanière.

    Un voisin sympatique

    Monsieur Bel apparut de l'autre côté de la haie de ronces. En cet après-midi d'automne ensoleillé où flottait encore l'ôdeur des raisins murs, il n'avait pas besoin de prétexte pour faire la causette. Seulement le plaisir de bavarder, en interrompant ses travaux agricoles pour quelques minutes...ou beaucoup plus.

    C'était un grand vieillard, sec comme les pieds de ses vignes qu'il s'efforçait d'entretenir depuis bien longtemps, trop longtemps reconnaissait-il, pour en tirer encore grand profit. "Elles sont comme moi, elles auraient besoin d'être remplacées" disait-il avec son fort accent méridional, dans un éclat de rire qui faisait pétiller ses yeux et les rendait encore plus bleus. Il englobait alors d'un regard de propriétaire le carré de vignes jouxtant sa maison, où il continuait de manier binette et sécateur pour oublier que ce petit morceau de terre commençait à apartenir au passé.

    Ah les beaux jours !

    Sur son transistor, elle n'écoutait plus Salut les Copains mais les "nouvelles" qui, à travers cris et bruits divers, parvenaient de Nanterre ou de la Sorbonne. Des AG s'improvisaient dans le hall du Palais universitaire. Les Maos recrutaient pour aller interpeler les ouvriers aux portes des usines. A la sortie du restau U, elle distribuait  avec zèle les tracts ronéotés dans la nuit au local de la mutuelle et qui sentaient encore l'encre et l'alcool de la vieille machine. Tout en engageant le débat avec les indifférents, les trotskistes ou les révisionnistes du Parti communiste, elle  surveillait d'un oeil un peu craintif l'arrivée des fachos qui n'hésitaient pas à faire le coup de poing.

    La veille déjà, pendant le collage sur les murs de ce repaire mal fammé qu'était la fac de droit, les nervis du mouvement Occident avaient surgi armés de manches de pioche, mais réfugiés dans la vieille Winstub devant un bock de bière, ils avaient ensuite bien ri en les imaginant s'arracher la peau des doigts en décollant les affiches": du verre pilé avait été mélangé à la colle. Bien joué camarades !

    Ce qu'elle préférait dans toute cette effervescence, c'étaient les manif. Le coude à coude fraternel, les drapeaux rouges et les banderoles qui claquaient au vent, l'Internationale et sa lutte finale hurlée à pleins poumons, poing levé, la Jeune Garde qui descendait sur le pavé, les slogans repris à l'unisson, les Paix-au Vietnam, les US-go-home, les CRS-SS, les Ce-n'est-qu'un début-continuons le- ombat. Elle avait vingt ans.


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